La carte est le territoire
Cartes d'exception : 3.500 ans de représentation de monde, Jerry Brotten, 2015, 256 p.
Depuis 40 000 ans, les hommes tracent des cartes, un exercice de plus en plus maîtrisé mais à jamais subjectif. "Cartes d'exception" décrit magistralement ce flirt de toujours.
Depuis 40 000 ans, les hommes tracent des cartes, un exercice de plus en plus maîtrisé mais à jamais subjectif. "Cartes d'exception" décrit magistralement ce flirt de toujours.
« Les animaux se contentent de marquer leur territoire, mais l'homme est la seule espèce capable de cartographier le sien ». Autrement dit, nous n'urinons pas sur les bosquets, nous dessinons des cartes. Pourquoi ? Parce que nous possédons ce que les psychologues appellent la cartographie cognitive. Celle-ci nous permet de ne pas nous perdre bien sûr, mais également et surtout de penser notre rapport à l'espace. C'est pourquoi, depuis les premiers repères gravés dans la pierre il y a quelque 40 000 ans, les Humains ont toujours mis une part d'eux-mêmes dans leurs cartes. C'est l'objet de ces « Cartes d'exception : 3500 ans de représentation du monde », un magnifique recueil compilé par Jerry Brotton aux éditions Géo.
L'ouvrage est un délice visuel et d'une clarté remarquable. Au long des cinq grandes parties historiques, 64 cartes sont ainsi décryptées par le menu. Sur une première double page, la carte est représentée dans sa totalité, enrichie de l'histoire qui a présidé à sa création. Par exemple, la Carte des côtes de France de Jean Picard, commandée par Louis XIV et livrée en 1683, utilisait les nouvelles méthodes de triangulation à l'efficacité révolutionnaire et éprouvée. Les nouveaux contours du royaume révélaient que la France avait perdu 6271 lieues carrées, soit quelque 20 % de sa superficie ! Le roi Soleil remarqua simplement que ces messieurs de l'Académie lui avaient « fait perdre plus de territoire que tous ses ennemis ».
Un atlas Michelin pour l'empire romain
Plus loin, un parcours visuel permet de zoomer sur certains détails significatifs. Généralement imprécises d'un point de vue géographiques, les cartes antiques et médiévales fourmillent en revanche d'ornementations riches d'enseignement. Jusqu'aux grandes découvertes, les terres inconnues et les océans sont en effet le territoire des peuples monstrueux, des légendes, des paradis ou des enfers.
Pour autant, l'aspect pratique n'est jamais oublié. Ainsi en va-t-il de la Table de Peutinger, une carte routière romaine du IVème siècle, abandonnant sciemment l'approche scientifique et parfois philosophique avec laquelle les Grecs abordaient la cartographie. Sur ce dépliant de 7 m de long, la Méditerranée est aplatie à l'extrême, ce qui permet de déployer un réseau routier identifié par des lignes rouges et long de près de 200 000 km . Aujourd'hui encore, cet atlas donne une idée très précise des distances relatives, une information capitale pour un empire aussi vaste.
Car la carte est avant tout un objet qui doit souligner quelque chose. Puisqu'on déforme toujours la réalité en aplatissant la rotondité de la terre, puisqu'il est impossible de représenter la complexité affolante du territoire, il faut faire des choix. Ici, on insistera sur la précision des côtes pour pouvoir commercer ou coloniser. Là, ce sera une carte juive de la Terre sainte qui supprime toute référence au Christianisme et au Nouveau Testament. Là encore, et tout au long du XIXe siècle, on produit des cartes géologiques pour savoir où extraire le charbon qui nourrit la révolution industrielle.
Bataille de projections
A partir des temps modernes en effet, on sent que les cartographes ont pris conscience du caractère profondément humain et partial de leur discipline. Il en va ainsi de la bataille des projections tout au long du XXe siècle. Celle de Mercator, utile en navigation car elle conserve les distances, amenuise en revanche les terres tropicales au profit des territoires situés en de plus hautes latitudes. Alors que l'époque est à la décolonisation, on voit apparaître des cartes respectant la surface des continents au détriment de leurs formes ou de leurs distances respectives.
La cartographie actuelle a bien sûr été bouleversée par la révolution numérique. Grâce aux ordinateurs et à la multiplication des données statistiques, on a vu apparaître depuis une vingtaine d'année des cartes étranges ou la surface géographique des territoires est remplacée par une surface représentant une variable thématique : transport, richesse, santé, culture, guerre, etc. Appliqué à la population, ce principe donne un planisphère où l'Asie est obèse tandis que l'Australie et la Russie, pourtant géants géographiques, disparaissent quasiment.
L'ouvrage s'achève sur une présentation de Google Earth, le célèbre outil qui semble jeter un pont entre la réalité d'un territoire et sa représentation. Son atout : plus de 10 pétaoctets (10 puissance 15 octets) de données provenant de satellites commerciaux et de photographies aériennes. Avec Google Earth les problématiques d'échelle et de projection sont dépassées puisque l'application est avant tout un gigantesque zoom, de la planète entière à la porte de sa maison. Cette omniscience quasi divine prête d'ailleurs le flanc à d'innombrables critiques envers la maison mère, suspectée d'hégémonisme et de violation de la vie privée. Là encore, la représentation de l'espace est avant tout une image du temps présent.
Eric Tempête
L'ouvrage est un délice visuel et d'une clarté remarquable. Au long des cinq grandes parties historiques, 64 cartes sont ainsi décryptées par le menu. Sur une première double page, la carte est représentée dans sa totalité, enrichie de l'histoire qui a présidé à sa création. Par exemple, la Carte des côtes de France de Jean Picard, commandée par Louis XIV et livrée en 1683, utilisait les nouvelles méthodes de triangulation à l'efficacité révolutionnaire et éprouvée. Les nouveaux contours du royaume révélaient que la France avait perdu 6271 lieues carrées, soit quelque 20 % de sa superficie ! Le roi Soleil remarqua simplement que ces messieurs de l'Académie lui avaient « fait perdre plus de territoire que tous ses ennemis ».
Un atlas Michelin pour l'empire romain
Plus loin, un parcours visuel permet de zoomer sur certains détails significatifs. Généralement imprécises d'un point de vue géographiques, les cartes antiques et médiévales fourmillent en revanche d'ornementations riches d'enseignement. Jusqu'aux grandes découvertes, les terres inconnues et les océans sont en effet le territoire des peuples monstrueux, des légendes, des paradis ou des enfers.
Pour autant, l'aspect pratique n'est jamais oublié. Ainsi en va-t-il de la Table de Peutinger, une carte routière romaine du IVème siècle, abandonnant sciemment l'approche scientifique et parfois philosophique avec laquelle les Grecs abordaient la cartographie. Sur ce dépliant de 7 m de long, la Méditerranée est aplatie à l'extrême, ce qui permet de déployer un réseau routier identifié par des lignes rouges et long de près de 200 000 km . Aujourd'hui encore, cet atlas donne une idée très précise des distances relatives, une information capitale pour un empire aussi vaste.
Car la carte est avant tout un objet qui doit souligner quelque chose. Puisqu'on déforme toujours la réalité en aplatissant la rotondité de la terre, puisqu'il est impossible de représenter la complexité affolante du territoire, il faut faire des choix. Ici, on insistera sur la précision des côtes pour pouvoir commercer ou coloniser. Là, ce sera une carte juive de la Terre sainte qui supprime toute référence au Christianisme et au Nouveau Testament. Là encore, et tout au long du XIXe siècle, on produit des cartes géologiques pour savoir où extraire le charbon qui nourrit la révolution industrielle.
Bataille de projections
A partir des temps modernes en effet, on sent que les cartographes ont pris conscience du caractère profondément humain et partial de leur discipline. Il en va ainsi de la bataille des projections tout au long du XXe siècle. Celle de Mercator, utile en navigation car elle conserve les distances, amenuise en revanche les terres tropicales au profit des territoires situés en de plus hautes latitudes. Alors que l'époque est à la décolonisation, on voit apparaître des cartes respectant la surface des continents au détriment de leurs formes ou de leurs distances respectives.
La cartographie actuelle a bien sûr été bouleversée par la révolution numérique. Grâce aux ordinateurs et à la multiplication des données statistiques, on a vu apparaître depuis une vingtaine d'année des cartes étranges ou la surface géographique des territoires est remplacée par une surface représentant une variable thématique : transport, richesse, santé, culture, guerre, etc. Appliqué à la population, ce principe donne un planisphère où l'Asie est obèse tandis que l'Australie et la Russie, pourtant géants géographiques, disparaissent quasiment.
L'ouvrage s'achève sur une présentation de Google Earth, le célèbre outil qui semble jeter un pont entre la réalité d'un territoire et sa représentation. Son atout : plus de 10 pétaoctets (10 puissance 15 octets) de données provenant de satellites commerciaux et de photographies aériennes. Avec Google Earth les problématiques d'échelle et de projection sont dépassées puisque l'application est avant tout un gigantesque zoom, de la planète entière à la porte de sa maison. Cette omniscience quasi divine prête d'ailleurs le flanc à d'innombrables critiques envers la maison mère, suspectée d'hégémonisme et de violation de la vie privée. Là encore, la représentation de l'espace est avant tout une image du temps présent.
Eric Tempête