Dans la forêt
Roman d'anticipation. Pour adulte
Dans la forêt de Jean Hegland. Gallmeister, 2018. 308 p.
Tout à fois récit initiatique, fable écologiste et chronique intimiste, Dans la forêt de Jean Hegland décrit l'isolement de deux sœurs en pleine forêt après l'effondrement de la civilisation. Un roman sensible écrit il y a 20 ans mais qui fait curieusement écho à nos peurs contemporaines.
Parfois, le succès d'un roman est frappé d'évidence. Sorti en 1996 aux Etats-Unis mais seulement traduit 20 ans plus tard chez Gallmeister, Dans la forêt de Jean Hegland réitère chaque fois son triomphe éditorial. De fait, ce récit post-apocalyptique intimiste et féministe interroge de manière troublante nos peurs contemporaines, nos efforts tâtonnants et, de plus en plus, nos existences confinées et incertaines.
Ainsi donc, le monde est parti à vau-l’eau. C'était écrit. Mais sur les causes de l'effondrement, Jean Hegland livre assez peu d'informations. Au hasard d'une page, on apprendra l'existence d'une guerre lointaine ou de crises à répétition : déficits abyssaux, raréfaction du pétrole, pandémies, désastres écologiques de toute nature, comme ces incendies incontrôlables qui pour l'instant épargnent la forêt de Californie du Nord, tout à la fois cadre et personnage à part entière du roman.
On en saura peu car la société de consommation a fini par jeter l'éponge. Faute d'électricité et de transports, internet et toutes les machines ont rendu l'âme ; l'information s'est réduite à la rumeur. On en saura peu surtout car Dans la forêt est le journal d'une jeune femme de 18 ans, Nell, isolée avec sa sœur Eva dans la maison familiale au milieu de l'immensité forestière.
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Bosseuses et brillantes, ces deux-là auraient fait des merveilles en temps normal. Fruits d'une éducation alternative mais enrichissante, Eva se destinait à devenir une danseuse célèbre et Nell à intégrer Harvard. Privées de la civilisation et désormais orphelines, l'une danse en silence tandis que Nell dévore l'encyclopédie dans l'ordre alphabétique des entrées.
Mais cette forme de déni sidéré n'a qu'un temps. Il faut bien vivre, ou tout au moins tenter de ne pas mourir. Il faut planter, il faut chasser, il faut se chauffer et se protéger sans les connaissances et le support d'une société traditionnelle. Les sœurs organisent lentement et avec d'innombrables difficultés leur survie, passant au crible chaque objet de la maison dont elles pourraient tirer un quelconque profit, remerciant au passage leur père qui « ne jetait jamais rien ». Peu à peu et au gré de leurs expériences douloureuses, la forêt initialement hostile devient leur seule espérance, leur garde-manger et leur pharmacie.
De nouvelles Eve ?
Dans la forêt est un roman généreux en ce qu'il donne largement matière à penser. Tout à la fois récit initiatique et fable écologiste, l'aventure de Nell et Eva révèle le lien intime qui nous relie au monde. Cette connexion est d'autant plus invisible qu'elle nous est familière, semble dire Jean Hegland. A cet égard, une panne d'électricité, le deuil de ses parents ou l'effondrement de la civilisation sont du même ressort : seule la rupture dévoile le lien perdu.
Le journal de Nell est la chronique de cette révélation. Sous une plume sans pathos, presque placide faute d'options, le lecteur devra accompagner ce renversement de valeur, ce changement de lien invisible du web vers les sous-bois. C'est un processus lent et douloureux qui rappelle le roman de Marlen Haushofer (« Le mur invisible », 1963) où là aussi une femme devait survivre isolée en pleine forêt. Aisément rattachable à l'écoféminisme, le roman de Jean Hegland évite cependant les diatribes indigestes pour offrir un message d'espoir. Ces deux jeunes femmes, naguère jeunes filles un peu vaines, incarnent peut-être notre avenir à tous.
Eric