Le meurtre du commandeur
Roman. Pour adulte
Le meurtre du commandeur de Haruki Murakami. Belfond, 2018. 2 tomes.
Isolé dans le repère d'un vieux maître, un jeune peintre redécouvre son art au milieu de phénomènes toujours plus inexplicables. Quelle est cette clochette qui tinte chaque nuit à la même heure ? Et quel mystère se cache derrière Le meurtre du Commandeur, un chef d'oeuvre dissimulé au grenier ?
On ne connaîtra pas le nom du narrateur et pourtant, on saura tout ou presque de sa psyché. Cet homme ordinaire, un peu « incolore » comme tant de héros de Murakami, exerce le métier routinier de portraitiste sur commande. Marié mais sans enfant, sa femme le quitte brusquement, elle a rencontré un autre homme. L'époux trahi n'a qu'une condition à mettre à leur séparation : c'est lui qui partira, le jour même. Après plusieurs semaines d'errance à travers le nord du Japon, un ami de longue date lui propose de s'installer dans la maison isolée de son père, Tomohiko Amada, un peintre jadis célèbre, aujourd'hui atteint de démence sénile.
Dans cet environnement austère, le jeune peintre découvre l'univers du vieux maître : la montagne omniprésente, une impressionnante collection de musique classique et surtout son atelier, épicentre de l'oeuvre de Tomohiko Amada. Celui-ci fut un artiste farouche, solitaire, admiré pour ses tableaux nihonga, un style d'inspiration traditionnelle japonaise, développé à l'ère Meiji en réaction notamment à l'art occidental.
Au cours de ses explorations, le peintre exhume une toile soigneusement emballée et cachée, intitulée Le meurtre du commandeur. La scène est saisissante. Composée à la japonaise, son sujet s'inspire d'un épisode du Don Giovanni de Mozart : Don Juan poignarde un vieil homme dont il a déshonoré la fille, et dont la statue, plus tard, l'entraînera en enfer. La toile est un chef d'oeuvre, mais alors pourquoi l'avoir aussi strictement dissimulé ?
L'inquiétante étrangeté du quotidien
Tel n'est pas le moindre des mystères qui émaillent ce vaste roman (deux tomes, près de 1.000 pages). Qu'a donc vécu le vieux peintre à Vienne en 1939 ? Qui est ce voisin richissime et distingué qui lui commande son portrait contre une somme exubérante ? Wataru Menshiki, dont le nom signifie absence de couleur, incite le narrateur à libérer son pinceau. Mais rien n'y fait, le visage de l'homme échappe à toute expression picturale.
Il faut dire qu'autour du jeune peintre, les phénomènes étranges s'accumulent. C'est d'abord une clochette qui le réveille toutes les nuits à heure fixe, un son d'outre-tombe qui attise autant sa curiosité que son inquiétude. C'est surtout cette idée qui apparaît, au sens concret du terme. Une idée qui s'est incarnée dans un petit personnage issu du tableau et que lui seul peut voir...
On retrouve ici tout l'art de Murakami, cette capacité à distiller l'inquiétante étrangeté du quotidien. Le Meurtre du Commandeur n'est pourtant pas un roman baroque, dans lequel on pourrait se perdre. C'est au contraire un roman linéaire, axé sur un seul point de vue et dont la ligne ne dévie pas. D'ailleurs, la musique y tient une place prépondérante, en particulier l'opéra (Don Giovanni, cela va de soi). La musique - dont Murakami est féru - est pour l'auteur l'art mystérieux par excellence. Evanescente et abstraite, elle seule serait capable d'exprimer la vraie nature des êtres et des choses.
D'où viennent les idées ?
Car la grande affaire du Meurtre du commandeur, c'est l'évocation du processus créatif. Que se passe-t-il lorsque l'on crée ? D'où viennent les idées ? Où vont-elles ? Haruki Murakami insiste : l'art n'est pas un geste unilatéral, il habite un monde complexe dans lequel « le temps avance librement dans les deux sens ». Mieux : l'art est un phénomène platonicien, suggère l'étrange Wataru Menshiki. Son existence est indépendante de sa création et de ses créateurs. « Oui, naturellement, c'est vous qui avez peint cette toile. C'est vous qui l'avez créée, par votre propre talent. Mais en même temps, en un sens, vous avez découvert cette peinture. Cette image ensevelie au fond de vous, vous l'avez dégagée, vous l'avez extraite de force, vous l'avez exhumée, pourrait-on dire peut-être. ».
Mais qu'on se rassure, Le meurtre du commandeur n'est pas un traité théorique abstrus. Les thèmes complexes du roman sont posés avec légèreté, comme une note ou une touche de couleur sur une toile. En ce sens, et même s'il interroge constamment l'art occidental, Haruki Murakami est bien un artiste japonais. Murakami a 71 ans et peut-être pourra-t-il faire sienne la fulgurante formule du peintre Hokusai : « Quand j'atteindrai l'âge de 90 ans, je poserai un seul point sur le papier, et ce point sera vivant. »
Eric