Yersin, l'inconnu légendaire
de Patrick Deville, Seuil, 2012, 219 p.
Dans sa biographie "Peste et choléra", Patrick Deville dresse le portrait d'un ascète aventureux et humaniste : Alexandre Yersin l'homme qui vainquit la peste en sifflotant.
Curieux personnage que cet Alexandre Yersin (1863-1943). Exhumé de l'oubli par Patrick Deville dans son roman « Peste et choléra » paru en 2012, il était au mieux connu auparavant comme le découvreur du bacille de la peste. A l'un des pires fléaux de l'humanité, il aura donné un vaccin en 1894 et un nom scientifique : yersinia pestis.
Après des études de médecine en Allemagne, ce jeune Suisse issu d'une famille protestante rigoriste rejoint l'équipe scientifique de Louis Pasteur. Le jeune homme est brillant - on lui doit l'identification de la diphtérie à 25 ans - mais rêve d'explorations à la manière d'un docteur Livingstone. "Ce n'est pas une vie que de ne pas bouger", écrit-il à sa mère qui suivra toujours à distance l'incroyable bougeotte de son fils. Pour Yersin, ce sera l'Asie du Sud-Est, française depuis peu.
Génie désinvolte
D'abord médecin maritime entre Hanoï et Manille, il se fait explorateur des hauts plateaux vietnamiens. Au cours d'une de ces expéditions, un bandit de grand chemin le transperce de sa lance. Une blessure fatale en tout autre temps. Mais Yersin est médecin et l'un des plus pointus spécialistes du monde en matière de microbiologie et d'asepsie. Il survit. Et repart dans les jungles tant est brûlante sa soif de découverte. « On est encore à cette époque où l'homme finit de se rendre maître et possesseur de la nature. Où la nature n'est pas encore une vieillarde fragile qu'il faut protéger, mais un redoutable ennemi qu'il faut vaincre », remarque Patrick Deville.
Pourtant, démontre son biographe,
Yersin n'est pas un vulgaire colonisateur blanc. C'est avant tout un
esprit encyclopédique que tout intéresse : biologie
microbienne bien sûr, mais aussi techniques industrielles,
architecture, agronomie, botanique, climatologie... D'une certaine manière, Alexandre
Yersin cumule la curiosité universelle des savants de la Renaissance
et la rigueur méthodique de la science moderne. Cette combinaison
explique l'apparente facilité avec laquelle il réussit ses
nombreuses entreprises. D'où aussi son papillonnage intellectuel.
Ainsi en
est-il en 1894 lorsqu'à la demande de ses collègues, il arrive à
Hong Kong en proie à une violente épidémie de peste. « En
deux mois (...), c'était plié, la grande histoire de la peste.
Comme (...) pour faire plaisir à la petite bande des pasteuriens,
comme ça en deux coups de cuiller à pot ».
Utopie et pneus
Mais Yersin ne peut décidément pas se cantonner à un seul domaine. Après l'affaire de Hong Kong, il s'installe à Nha Trang, aujourd'hui station balnéaire vietnamienne pour riche vacanciers russes. Sur place, il acclimate de nombreuses variétés végétales et en particulier l'hévéa dont on tire le caoutchouc des pneus et qui fera sa fortune. Que va-t-il faire de cet argent ? Rien de somptueux sinon de courts séjours au Lutétia lorsqu'il est de passage à Paris. Surtout, sa prospérité va lui permettre de bâtir un immense domaine agricole - sorte d'utopie concrète - et de financer son insatiable curiosité intellectuelle.
Remarquablement brossé par une
écriture incisive, le portrait d'Alexandre Yersin est celui d'un
ermite ouvert sur le monde, d'un ascète humaniste soucieux du bien
être de ses congénères. N'ayant jamais fondé de famille sinon intégré celle des "pasteuriens", Yersin
incarne un certain esprit français un peu défraîchi aujourd'hui, à
la fois rationnel, indomptable et optimiste.
Eric Tempête