Roman dramatique. Pour adulte.
Les Lois de la Frontière de Javier Cercas. Actes Sud, 2014. 346 p.
En 1978, en Espagne, un adolescent de seize ans issu de la classe moyenne mais en discorde avec son milieu, passe crescendo, après avoir lié connaissance avec une bande venant des quartiers pauvres, de la petite délinquance à des coups revêtant plus d'envergure, jusqu'à celui qui tourne mal. Trente ans après les faits, un écrivain recueille les témoignages des principaux protagonistes de l'époque.
Pendant l'été 1978, à Gérone, en Catalogne, Ignaco Cañas, dit Binoclard, adolescent de seize ans, timide et harcelé par ses camarades de classe, fait la connaissance de Zarco, charismatique petite frappe en pleine croissance, et de Tere, dont il tombe instantanément amoureux. La première rencontre a lieu dans une salle de jeux que Binoclard fréquente assidûment, au milieu du bruit des flippers (Rocky Balboa étant son préféré), des baby-foots et des bornes d'arcane (Space Invaders, Pac-Man,...). Il y a aussi le Gros, « (...) si mince qu'il semblait vivre de profil », le Mec, « (...) parce que, tous les trois mots, il disait «mec» », Guille, le Chinois, « (...) criblé de taches de rousseur et les yeux bridés », le Mégot, qui fume cigarette sur cigarette, et Dracula, ainsi surnommé en raison d'une incisive dépassant de ses lèvres.
Binoclard vient d'un milieu sinon aisé, tout du moins confortable ; l'âge aidant, les conflits intergénérationnels sont de plus en plus marqués autour de la table où ses parents, sa soeur et lui prennent leur repas. Les autres habitent dans les quartiers ouvriers, défavorisés, pour certains dans des logements provisoires, des bidonvilles situés de l'autre côté de la frontière. Il découvre en leur compagnie le goût des premières bières, des premiers pétards, et le frisson de la petite délinquance.
Petit truand deviendra grand
Les méfaits de la Bande de Zarco sont principalement les vols à l'arraché. Souvent, il est demandé à Binoclard de jouer « le rôle d'appât ou de couverture », ou simplement de faire le guet. D'abord pour les vols de voitures, puis pour le cambriolage de maisons inoccupées. Petit à petit viennent les vols à main armée dans des commerces, des stations-services, puis les braquages de banques. Face au danger, l'attitude de Zarco, de Tere et des autres est plutôt désinvolte ; celle de Binoclard, non. Eux n'ont rien à perdre ; lui, si. C'est ici que s'opère le décalage : qu'il en soit conscient ou non, Binoclard aura, ou a toujours, la possibilité de retourner en cours. Pour le reste du gang, les perspectives d'avenir sont l'usine ou la prison. Au fur et à mesure que leurs délits prennent de l'ampleur, Zarco et sa bande sont, sans le savoir, dans le collimateur de l'inspecteur Cuenca, qui, par hasard et par instinct, a fini par faire le lien entre les nombreuses plaintes accumulées et ces jeunes loubards qui ont leurs habitudes dans le Quartier chinois et qu'il observe depuis un certain temps...
Le personnage au détriment de la personne
Trente ans après s'être déroulés, les événements nous sont contés sous forme d'interviews, menées par un écrivain auprès des acteurs essentiels de cette époque, « (...) il s'agit pour les lecteurs de connaître la vérité sur Zarco ». Binoclard en est évidemment l'élément central ; c'est autour de lui que tourne l'histoire, bien que Zarco en soit le héros populaire, le mythe, le personnage (au détriment de la personne). Vingt ans se sont écoulés depuis cet été sauvage. Le temps pour que tous deviennent adultes. Ou morts. Ces vingt années, Zarco les a passées sous les verrous. Ignaco Cañas est, lui, devenu un avocat renommé dans le pays. Son cabinet se trouve à Gérone, la ville de son enfance, où il est (re)venu s'installer une fois ses études terminées. Et c'est dans la prison de Gérone que Zarco, arrogant, en représentation après « (...) la résurrection de son propre mythe et la victoire de son personnage sur sa personne », est transféré une énième fois, dans l'attente d'un énième procès, jugé pour un énième comportement antisocial vis-à-vis des matons ou d'autres prisonniers. Il demande à Binoclard de le défendre, de l'accompagner sur le difficile (et presque impossible lorsque l'on a passé la moitié de sa vie enfermé) chemin de la réinsertion.
L'écriture de Cercas est touchante...et met le doigt où ça fait mal. La façon dont Binoclard raconte sa vie ne le met pas précisément en valeur (sinon sa volonté d'être impartial autant que faire se peut dans son récit), qu'il soit adolescent ou adulte. À aucun moment il ne se cherche ni ne se donne d'excuses, relatant les faits au plus proche de la façon dont ils ont eu lieu dans ses souvenirs « (...) on est jeune quand on n'a pas de souvenirs et vieux quand derrière chaque souvenir, on en retrouve un mauvais »...
À noter: une très bonne adaptation de ce roman est actuellement disponible sur Netflix pour les abonné(e)s.
Fred