Les déportés du Cambrien
Roman de science-fiction. Pour ado/adulte.
Les déportés du Cambrien de Robert Silverberg. Le livre de poche, 2014. 192 p.
Pire que Cayenne, Alcatraz et le goulag réunis, la prison à ciel ouvert du Cambrien interdit toute évasion. Et pour cause, les déportés sont coincés à 500 millions d'années dans le passé. Alors c'est vrai, le trilobite, c'est plutôt bon, mais qu'est-ce qu'on s'emmerde !
La Sibérie des goulags ? Franchement, ça manque d'ambition ! Dans ce court roman de Robert Silverberg paru en 1967 et qui a reçu les prix Nebula et Hugo, la dictature en place (il y en a toujours une quelque part) se sert du temps pour éloigner les indésirables. Et en l'occurrence, les vilains font très fort. Pour se débarrasser des pénibles, le pouvoir les propulse rien moins qu'au Cambrien.
Ere géologique coincée entre le Précambrien et l'Ordovicien, le Cambrien (- 540 à - 485 millions d?années) est une période passionnante à plus d'un titre. Pour commencer, c'est à ce moment qu'advient la fameuse « explosion cambrienne » qui voit la naissance de la plupart des groupes vivants actuels. Sans le Cambrien, pas de mollusques, pas d'arthropodes, étoiles de mer, vers de tous types et même ce qui deviendra plus tard les vertébrés. Le Cambrien, c'est un peu la période hippie de l'histoire de la Terre, on essaie tout et n'importe quoi, et si ça rate, on retente un truc radicalement différent, c'est beau à pleurer.
Tiens, si on allait pêcher ?
Sauf que les détenus coincés à l'âge des trilobites, ça les émeut beaucoup moins la grandeur philogénétique de leur situation. D'abord, il est totalement impossible de s'échapper de cette prison à ciel ouvert. Depuis HG Wells, on le sait, le voyage dans le temps, c'est compliqué. Surtout, on s'y ennuie pire qu'un dimanche après-midi devant la télé. Sur les rivages où clapotent des créatures molles et mal finies, il n'y a pas grand-chose à faire. Et puis le paysage est moche. Sur terre, il n'y a absolument rien. Les premiers champignons microscopiques coloniseront l'air libre 100 millions d'années plus tard. Ca fait longuet avant le premier potager.
Sur place végètent une quinzaine d'activistes, anarchistes, nihilistes, trotsko-scissionnaires et autres hérétiques de tout poil. Leur crime ? S'être opposé au coup d'Etat fasciste - la syndicature - tyrannie centralisatrice et isolationniste qui a pris le pouvoir aux Etats-Unis en 1984 (!). Bien que le futur leur envoie aléatoirement des produits de première nécessité tels que nourriture, outils et médicaments, les déportés doivent lutter pour survivre. Ils aménagent des cabanes et s'occupent à des tâches qui trompent leur ennui. On discute doctrine, on pêche aussi beaucoup, forcément.
Prison mentale
Sans femmes ni réelle structure sociale, plusieurs détenus se retranchent dans l'évocation obsessionnelle de leurs souvenirs. Certains tombent progressivement dans la dépression et la folie, parfois jusqu'à la mort. Les déportations se succèdent ainsi pendant vingt-cinq ans. Jusqu'à l'arrivée de Lew Hahn, un homme jeune et énigmatique, qui n'a pas le profil d'un prisonnier politique. Qui est-il réellement ? Un espion ? Pourquoi rédige-t-il une sorte de rapport sur les habitants de la station ? La réponse à ces questions va bouleverser la vie des prisonniers...
On l'aura compris, Les déportés du Cambrien rappelle l'Archipel du goulag ou même le désert des Tartares tant la lutte contre le vide intérieur tient lieu de fil rouge narratif. Point de gros monstres griffus à combattre ici, aucun périple exploratoire à entreprendre. Ces malheureux taulards luttent contre l'isolement, le confinement même oserait-on dire. Futur, passé ou présent, c'est toute la force d'un grand roman de science-fiction que d'évoquer les turpitudes de notre quotidien.
Eric