Bullshit jobs
Bullshit jobs, David Graeber, Les Liens qui libèrent, 2018.
Infirmière, prof, éboueur, agriculteur, plombier ou flic : lorsqu'on évoque ces métiers, tout le monde sait de quoi on parle. Et assistant exécutif en management de process ? En l'espèce, il y a de bonnes chances qu'on se trouve ici face à un « bullshit job », c'est à dire en bon français, un job à la con. Le concept, né sous la plume de l'anthropologue anglais David Graeber dans un article paru en 2013, a pris davantage de chair cet été avec la parution de Bullshit jobs aux Liens qui libèrent. Depuis, le microcosme des économistes s'écharpe. Vraie révolution conceptuelle ou énième charge anti-capitaliste ? Chacun est sommé de choisir son camp.
De quoi parle-t-on ? « Un
job à la con est une forme d'emploi rémunéré qui est si
totalement inutile, superflu ou néfaste que même le salarié ne
parvient pas à justifier son existence, bien qu'il se sente obligé,
pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu'il n'en
est rien ». Ce phénomène,
pratiquement invisible il y a peu, semble pourtant massif. L'institut
YouGov, par exemple, a sondé les Britanniques en 2016 en reprenant
les expressions et le postulat de Graeber : 37% des répondants ont
affirmé avoir un « boulot à la con » et 13% ont estimé
n'être « pas sûrs ». L'anthropologue a admis plus tard
que ces chiffres allaient bien au-delà de ce qu'il avait imaginé
au moment où il écrivait son article.
"bullshitisation" en cours
Pour étayer son hypothèse, Graeber est parti d'un constat économique édifiant. En 1930, Keynes prédisait que les avancées technologiques permettraient d'ici à la fin du XXe siècle de réduire le temps de travail hebdomadaire à 15 heures par semaine. Pourtant, si la robotisation du travail a bien eu lieu dans de nombreux secteurs, «la technologie a été manipulée pour trouver des moyens de nous faire travailler plus», estime Graeber. «Pour y arriver, des emplois ont dû être créés et qui sont, par définition, inutiles». Autrement dit, les gains de productivité qui ont durement touché la classe ouvrière ont été affectés à la prolifération d'emplois oiseux dans le secteur des services.
Dans
Bullshit jobs, on ressent comme une sidération mêlée de déjà vu
à la lecture des nombreux témoignages illustrant le propos. Car
David Graeber assume totalement le caractère subjectif du phénomène
des jobs à la con. Si un emploi fait souffrir par son absurdité,
qui est le mieux à même d'en parler que sa victime ? Fort d'un
corpus de témoignages en rapide expansion, l'auteur s'autorise une
typologie. Selon lui, les jobs à la con se répartissent en cinq
grandes catégories : les larbins, les porte-flingue, les
rafistoleurs, les cocheurs de cases et les petits chefs. Bien sûr,
des combinaisons sont possibles et Graeber note que même les métiers
à valeur ajoutée évidente sont touchés par le phénomène. D'une
manière ou d'une autre, l'ensemble du monde du travail est frappé de « bullshitisation ».
Féodalisme
managérial
"Et alors ?", pourrait-on rétorquer. Être payé à ne rien faire, n'est-ce pas l'idéal ? Non, explique Graeber, car ceux qui ont un bullshit job payent un prix moral et psychologique très élevé. De fait, de nombreuses études scientifiques ont démontré que la satisfaction psychique des êtres humains repose sur le principe de causalité. Une des premières joies du bébé est de constater qu'il peut agir significativement sur le monde : en pleurant, en jetant un jouet à terre, en souriant etc. Cette joie d'agir en tant que cause est une donnée essentielle de l'existence. Retirer l'effectivité aux travailleurs, c'est donc les condamner au malheur.
Autre mystère, plus obscur celui-là. Comment se fait-il que le capitalisme - un système pourtant soucieux d'efficacité et de profitabilité - tolère une aussi vaste gabegie ? Pour Graeber l'explication du paradoxe n'est pas économique mais bel et bien politique. Alors que pendant les Trente Glorieuses, la valeur créée par les gains de productivité était partagée avec les travailleurs, depuis quelques décennies, cette valeur ne profite plus qu'à une infime minorité de décideurs. Graeber appelle ce phénomène la "montée en puissance du féodalisme managérial". Autrement dit, la valeur d'un cadre se mesure au nombre de ses subordonnés dans l'organigramme. Plus largement, avance l'auteur, les profits captés par le secteur financier sont redistribués à un petit nombre de personnes, comme au Moyen-Âge, par le biais d'un jeu de strates et de hiérarchies complexe. L'auteur conclut que le néolibéralisme en est paradoxalement arrivé au même point que les systèmes soviétiques, c'est à dire à employer un très grand nombre de personnes à ne rien faire.
Saint-éboueur le mal payé
Dès lors comment se fait-il qu'aucune politique publique ne se soit penchée sur le problème ? La première raison est évidente : le chômage. Depuis la Seconde guerre mondiale, la politique économique des pays occidentaux est basée sur l'idéal du plein emploi, moteur de la croissance et de la consommation de masse. L'inefficacité, voire l'inutilité, du travail serait alors perçue comme un moindre mal. Or, même s'ils le détestent, les gens restent profondément attachés à leurs emplois. Beaucoup tirent même leur dignité précisément du fait qu'ils souffrent au travail. Pour Graeber cela tient à notre conception quasi théologique du travail, enracinée dans nos valeurs judéo-chrétiennes. Le travail est un devoir, il est le propre de la condition humaine et « forge le caractère ». Celui qui ne fait pas sa part est indigne.
L'anthropologue remarque par ailleurs l'existence d'un corollaire logique : plus un travail est utile à la société et moins il est rémunéré. C'est vrai par exemple pour tous les métiers liés au soin des personnes (à l'exception des médecins). Ces emplois engendrent une forme de «jalousie morale», c'est-à-dire un ressentiment face aux activités dénotant une plus grande élévation éthique. Autrement dit, le rôle d'un éboueur est tellement crucial qu'il ne saurait de surcroît prétendre à un salaire décent !
Pour
séduisante qu'elle soit, l'hypothèse de David Graeber n'est pas
exempte de critiques. La principale réside peut être dans la non
prise en compte du facteur complexité dans nos sociétés. Si une
tâche paraît inepte, c'est peut être qu'elle s'intègre dans un
ensemble bien plus vaste à la manière d'une cellule dans un
organisme. A sa manière, Edgar Morin avait déjà évoqué la perte de sens liée à la complexité des sociétés modernes. Il n'en reste pas moins que la souffrance spirituelle est
bien là et que nos cellules, elles, ne s'interrogent pas.
Eric