Kerguelen : au sud d'Eden
« Le vent n'est pas un élément du paysage de Kerguelen, il en est l'essence même : comme l'odeur de thym et de pin pour la Provence, les verticales pour New York, la pluie pour l'Ecosse ou les ciels sans limites pour la Beauce ». Un vent tellement omniprésent, constate François Garde, qu'il déplace des lacs et projette les cascades vers le ciel.
Marcher à
Kerguelen
retrace un périple de trois semaines du nord au sud de cet archipel
isolé au sud de l'océan Indien, mais néanmoins terre française
dont il fut l'administrateur entre 2000 et 2004. Préfet des Terres
Australes et Antarctiques Françaises (TAAF), il s'était rendu
plusieurs fois sur Kerguelen à bord du Marion Dufresne, le seul
navire ravitailleur qui assure quatre rotations par an entre les îles
Australes et La Réunion. François Garde, depuis peu écrivain
récompensé (Ce qu'il advint du sauvage blanc,
2012) s'était
promis d'y retourner un jour.
« L'île nous ignore »
Curieuse impulsion en vérité tant Kerguelen manque a priori du moindre glamour. Ce rebutant « continent avorté » de la taille de la Corse n'autorise presque pas de vie sur ses flancs volcaniques. Aucun arbre, à peine un village de scientifiques « qui tient plus du camp de réfugiés » que n'importe quoi d'autre : Kerguelen est un désert minéral ou sévit un temps de chien permanent. Sur les côtes en revanche prolifère la faune polaire : manchots, sternes, éléphants de mer... Alors, rester sur la plage ? Tel n'est pas le projet de François Garde et de ses trois compagnons de marche.
Peu d'êtres
humains ont arpenté les immensités désolés du centre de l'île ;
ces quatre-là en feront partie. Pour autant, "Marcher
à Kerguelen",
n'est pas le récit d'une aventure sportive dans lequel l'auteur se
vanterait de ses performances et de sa victoire face à une nature
hostile. Au contraire, François Garde décrit avec pudeur et
sensibilité cette aventure intérieure, cette quête un peu mystique
d'un non-lieu, d'un bout du monde dans lequel l'humain n'a pas sa
place. « L'île
nous ignore et n'a que faire de nous. Elle est. Nous passons. Je ne
cherche en rien à triompher d'elle. Je m'éprouve à son rugueux
contact, je rends hommage à sa pesante réalité. Dans la froidure
et la pluie, à l'intersection des océans les plus rudes de la
planète, Kerguelen reste étrangère aux ambitions des hommes, et
aux miennes ».
Trouille et bonheur
Au fil d'un journal qu'on sent vital à enrichir chaque soir, on en apprend un peu plus sur le grandiose archipel inutile. De fait, tous les projets d'exploitation ont échoué lamentablement depuis le XVIIIe siècle. Même les espèces invasives ont du mal à s'implanter. « Quand j'étais responsable de ce territoire, je devais faire semblant, et prolonger l'illusion sous les lambris des ministères. Maintenant que je ne suis rien qu'un passant, je peux dire que l'île est nue. Kerguelen est une page blanche, sur laquelle nul ne parvint jamais à rien inscrire ».
La forme du récit est précise, quasi documentaire, mais honnête. On alterne les moments de plénitude (les rares percées du soleil, un bain dans un trou d'eau chauffée au contact des laves) et la litanie des inconforts quotidiens : un bâton qui se casse, un bonnet qui s'envole, l'eau partout et toujours glaciale. Mais au terme de trois semaines de « trouille veule, chaude et collante », c'est le bonheur du marcheur qui surnage. Un bonheur finement relaté et d'une manière bien plus convaincante que la plupart des récits de rando qui font florès à l'heure actuelle.
Eric